Été 2025
L’objet volé / pillé, Enrichir le musée, accumuler le capital
L’extractivisme s’appuyant sur le pillage d’objets, de ressources et de la force de travail, l’appropriation de cultures, musiques, créations artistiques, musicales du continent africain en vue d’accumuler du capital et d’enrichir l’Occident, a une longue histoire. Hier, capture et trafic des corps africains, leur déportation vers les colonies européennes esclavagistes, extraction de l’ivoire, de l’argent et de l’or, du caoutchouc, et de l’arachide, aujourd’hui extraction du cobalt, du pétrole, du graphite, du lithium, de la bauxite, du nickel, de l’uranium ou du manganèse, et toujours l’exploitation des corps.
Mais pourquoi le musée ? Parce que cette institution, qui a réussi à se présenter comme neutre, est une institution coloniale et que la constitution de sa collection révèle une économie du pillage, de la spéculation et de l’enrichissement qui éclaire d’autres formes d’extraction.
C’est ce que cette pièce met en scène. Elle s’inspire du théâtre de rue théorisé par Augusto Boal, metteur en scène brésilien qui s’inspire de Paulo Freire et sa Pédagogies des opprimés. Destinée à être jouée par des artistes, activistes, chercheur.es dans la rue, sur une place ou dans un lieu public, elle invite à réfléchir ensemble sur l’économie du pillage et de célébrer les résistances à cette économie. Sa rédaction, sa production et sa réalisation ont été le résultat d’un atelier, élaboré par Françoise Vergès qui s’est tenu les 2 et 3 juin 2025 et d’une performance publique le 3 juin, à la Cité internationale des arts à Paris, dans le cadre du Fellowship Banister Fletcher, dont l’argument et le déroulement sont décrits en fin de cette brochure.
Le texte et les indications qui vont suivre se démarquent de la performance publique du 3 juin, cette dernière ayant permis de relever des manques, la nécessité d’être plus explicite, de souligner plus clairement le lien entre pillages d’hier et d’aujourd’hui, et de mieux montrer les formes de résistances.
Il s’agit d’aborder la question du pillage en dehors de la forme colloque, de permettre à des non-professionnel.les de jouer et d’inviter le public à débattre et à offrir des alternatives.
Le théâtre de rue
Dans son ouvrage, Théâtre de l’opprimé (1971), Augusto Boal, qui dut s’exiler pour fuir la dictature militaire au Brésil après avoir été arrêté et torturé, décrit deux principes fondamentaux de ce théâtre : l’un est la transformation des spectateur.trices en sujets créateurs qui ne se contentent pas de réfléchir sur le passé, mais de préparer le futur. Ce sont donc des spect/acteurs.trices qui cherchent à imaginer des pistes d’action alternatives. Le second, faire appel à des évènements que le public connaît tout en fournissant des éléments d’analyse pour qu’il puisse imaginer des alternatives à l’oppression.
Ainsi, pour donner à voir sous forme théâtrale l’exploitation du peuple brésilien par le Fonds Monétaire International (FMI), Boal faisait d’abord lire un article d’économie puis, mettait en scène « le banquet donné par l’État brésilien pour recevoir le FMI : on voit les plats qui défilent, on entend le menu pantagruélique, mais aussi la lettre du ministre de l’Économie déclarant au FMI que « le peuple brésilien se mettra la ceinture, mais remboursera sa dette jusqu’au dernier dollar », puis des articles de journaux qui faisaient état des centaines de Brésiliens morts de faim dans le Nordeste »[1]. Les spect/acteurs fournissaient aussi les histoires à mettre en scène.
[1] Compagnie Naje, «Augusto Boal et le Théâtre de l’Opprimé : Une recherche passionée ».
https://www.compagnie-naje.fr/wp-content/uploads/2017/11/Augusto-Boal-et-le-Théâtre-de-lOpprimé.pdf
La forme théâtre de rue apparaît donc pertinente pour parler du pillage, du musée et du capitalisme colonial. C’est une forme d’expression qui rejette le statu quo, qui est actuellement celui de la criminalisation des solidarités, de l’augmentation exponentielle des inégalités, de guerres, de génocides et de famines fabriquées. Elle nous permet de sortir de la forme colloque ou de réunion politique et de donner l’opportunité à des non-professionnel.les de s’exprimer sur scène. Le théâtre de rue invite un public non averti à s’arrêter puis l’invite à débattre après avoir assisté à une mise en scène qui fait comprendre les liens entre passé et présent et comment cette histoire est reliée à des questions concrètes de vie et d’économie quotidiennes.
L’objectif de la pièce
La pièce rend visible les tensions et conflits entre le désir de préserver des objets, des mémoires et des récits, et la demande de restitution, et l’économie capitaliste coloniale d’extraction et d’appropriation. Elle montre différentes formes de résistance contre l’économie capitaliste marchande et le modèle du musée pour inventer d’autres liens à l’objet et d’autres formes de transmission : le repli, le rejet (tourner le dos au capitalisme), la confrontation directe.
Ce que désigne « l’objet » ici, c’est toute création d’objets autour du sacré et du quotidien, comme symboles du pouvoir, et qui portent la marque de techniques et de savoir-faire. Porteur de mémoires et d’histoires, cette création fait l’objet de pratiques de soin. L’objet peut être réinventé, assigné à de nouvelles fonctions. L’objet a toujours voyagé entre cultures, peuples et continents, sur des routes d’échanges, objet d’échanges dans un marchés non capitalistes, de preuves d’amour, de respect et d’admiration, ou témoignant d’accords diplomatiques.
Ce n’est donc pas l’investissement en soi dans un objet qui est mis en cause, mais sa transformation en « art » qui signe son entrée dans la sphère marchande et spéculative capitaliste. Car l’objet existe en dehors de l’économie marchande capitaliste. Réfugié_es, migrant.es, exilé.es, familles des disparu.es, communautés racisées, classes populaires préservent des objets qui leur sont précieux même s’ils ne sont « de rien », « modestes » et sans valeur marchande (photo, livre, valise, Coran, Bible, jouet, bijou..). Il est chéri, transmis, conservé.
L’accaparement par l’économie capitaliste marchande d’un objet (masque, bijoux, statue, sceptre, arme) ou d’un savoir-faire (broderie, tissage, sculpture) le fait entrer dans une économie que celleux qui les fabriqué ne maîtrisent pas. Collecteurs, milliardaires, professionnel.les de musée, entrent en scène. Musées et galeries peuvent construire alors des collections prestigieuses, où les lois bourgeoises de la propriété privée et de la spéculation sont la norme. La « découverte », (dans son acception coloniale) d’un objet, d’une technique, qui jusque-là appartenait à une sphère d’échange commerciale non-capitaliste, lui donne une valeur attribuée par des experts, échappent aux personnes qui l’ont fabriqué, ou qui le possèdent. Les conditions de production comme les processus de sa marchandisation sont masquées. Les écarts entre valeur marchande et valeur d’échange mettent en lumière un marché de l’art soumis aux règles du capitalisme qui facilitent la privatisation des objets.
La pièce évite le binarisme et le moralisme en explorant les tensions entre les politiques de préservation, d’échange, de spéculation et de muséification. Elle doit être immédiatement compréhensible à un large public dans un contexte où la question des objets peut paraître secondaire au regard des problèmes de logement, de santé, d’éducation. Elle doit donc être au plus proche de la vie quotidienne. Contre la sacralisation de l’objet au musée, c’est sa dimension affective, son sens collectif et, qui rassemble, qui est mis en scène. L’acte créatif doit montrer qu’il est à la fois, individuel et collectif.